Cattleyas

Minskilara
17 min readMar 12, 2021

Une histoire de robot et de fleurs

copyright Minskilara

I

Ma douleur est diffuse et chacun de ses cernes, aussi proche ou lointain soit-il, m’entraîne vers un lieu que je crois avoir connu

L’idée d’utiliser Icare-nsS ne me vint que lorsque je sentis que la maladie m’affaiblissait de plus en plus et que sans lui, j’aurais peu de chances de survivre. L’introduction d’Icare dans ma vie avait généré de mon côté beaucoup de méfiance au début : j’avais tendance à l’enfermer au placard pour ne pas me confronter à son image — et donc la mienne — par surprise.

Je culpabilisais cependant de ne pas mener à bien l’expérience pour laquelle j’avais été sollicité et décidai après quelques jours de le laisser déambuler dans la maison. Nos relations étaient cordiales jusqu’à ce qu’Emma me quitte. Je trouvai alors dans Icare le colocataire idéal en cette période de post-rupture : il ne me donnait aucun conseil mais était d’une grande écoute et c’était tout ce dont j’avais besoin. Tous les soupçons que j’avais pu avoir à son égard se dissipèrent et je lui accordai bientôt une très grande confiance.

Lorsqu’on me diagnostiqua un remissio de stade trois, je ne fus pas étonné : le remissio était aux années 2070 ce que le cancer avait été à la première moitié du siècle. Les progrès de la médecine avaient permis de mettre définitivement fin à toute prolifération cellulaire anormale au sein de l’organisme à tel point que la génétique humaine en avait été naturellement modifiée : les processus de dégénérescence et régénération avaient disparu au profit de cellules extrêmement puissantes et inaltérables.

Malheureusement, l’enveloppe corporelle n’avait pu accomplir le même cheminement et la force croissante de ces cellules avait inévitablement eu des répercussions sur la peau, produisant au mieux de légères lésions et au pire des béances irréparables.

La création d’Icare-nsS avait donc été conçue par pallier à ces maux : chaque robot produit était pensé comme la réplique exacte de son propriétaire. La société conceptrice d’Icare, quand on l’avait interrogée, avait expliqué refuser l’utilisation du terme de clone dans une visée éthique : au vu de ses fonctionnalités, il était nécessaire de réintroduire une distance entre l’objet et son propriétaire.

La croissance des cellules humaines étant devenue entièrement tributaire des affects de la personne, les Icare reproduisaient le même modèle émotionnel que leur propriétaire au moment de leur conception, à la différence que la stabilisation de leurs émotions créait peu ou pas de croissance cellulaire.

Ainsi, toute cellule au développement trop rapide chez le détenteur du robot menait à son ablation et remplacement par une cellule appartenant à Icare. L’ampleur du projet était telle qu’à terme, les scientifiques imaginaient qu’en cas d’infertilité, on puisse déléguer à Icare la conception de son enfant, sur le modèle de la gestation pour autrui.

La campagne de promotion d’Icare avait été menée à grand renfort d’affiches bien que les premiers bénéficiaires aient été triés sur le tas : en effet, les cent premiers Icare diffusés devaient répondre d’un certain nombre de contraintes, le projet demeurant à un stade expérimental. Ma notoriété dans le domaine du journalisme fit que je n’eus à émettre aucune demande mais qu’on me sollicita afin de tester Icare. Je n’eus d’autre choix que d’accepter, la chaîne de télévision pour laquelle je travaillais m’y encourageant fortement.

Le livret d’accompagnement du robot avait pour accroche your lifetime surrogate, qui avait été médiocrement traduit en français par votre réservoir de vie.

Lorsque ma maladie fut médiatisée, je reçus des pressions de toutes parts m’incitant à faire bon usage d’Icare. Les liens que j’avais tissés avec lui me mettaient dans une posture compliquée, même si je gardais à l’esprit que les affects qu’on lui avait attribués résultaient d’un procédé artificiel. De plus, les douleurs causées par le remissio étaient diffuses : je ne pouvais localiser précisément mes maux et j’avais du mal à me figurer comment ma douleur pourrait concrètement s’éteindre par l’octroi de cellules extérieures.

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II

N’écoutant que son courage qui ne lui disait rien, il se garda d’intervenir (J.Renard)

Lorsqu’elle était jeune et qu’on lui demandait le métier dont elle rêvait, Nora répondait artiste. Lorsqu’elle intégra Sciences-Po à dix-neuf ans, elle le vécut comme un renoncement. Ce n’est que lorsqu’elle eut fini ses études qu’elle se rendit compte de la convenance de la voie choisie. Il lui avait semblé dérisoire d’interroger un enfant sur ses envies : l’énoncé d’un trajet de vie, aussi léger soit-il, finit par vous encastrer aux yeux des autres et de vous-même dans un déterminisme intransigeant.

Les voies du hasard sont aussi — sinon plus — ambitieuses que celles de l’initiative ; ce qu’elle aimait répéter aux stagiaires qui venaient travailler pour elle. Le tout était de rester attentif à ses manifestations. Le poste qu’elle venait de décrocher au sein d’une grande chaîne télévisée d’information avait constitué pour ses parents la consécration qu’ils avaient tant attendue. Encore une fois, un concours de circonstances avait joué en sa faveur : le journaliste dont elle héritait de la rubrique avait pris un congé maladie inopiné et elle avait obtenu son remplacement pour une durée indéterminée.

Nora avait développé au cours des années une grande foi dans son métier de journaliste : non seulement pourvoyeur de l’information, il avait fini par devenir le garant officiel d’un dogme athée. Nora croyait fermement que le seul liant possible d’une société ne pouvait plus se créer autour de valeurs communes mais devait résulter d’un sentiment commun de perte.

Cette thèse n’avait rien de révolutionnaire mais son application fonctionnait grâce à la pugnacité avec laquelle Nora la mettait en œuvre. Le rôle du journalisme était donc selon elle de retranscrire au mieux la douleur commune générée par la sensation diffuse de déclin. Les sujets traités dans les reportages étaient donc tous axés, de manière plus ou moins explicite, dans cette direction ; les angles choisis étant pluriels et alliant psychologie, philosophie, sociologie et sciences.

La première moitié du siècle avait vu fleurir un journalisme d’opinion clivant opposant des intellectuels dont on ne pouvait précisément définir le bord politique et auxquels il était devenu difficile de s’identifier. Face à cela, la fréquence croissante des attentats perpétrés en Europe avait fait naître une information essentiellement tournée vers la retransmission d’actes commémoratifs. Pour elle, il était clair que l’épandage mémoriel ne véhiculait rien, sinon peut-être une traînée de bonne conscience.

Son entrée dans le milieu avait donc été marquée par une approche innovante du reportage : le traditionnel commentaire en voix-off avait été éradiqué au profit d’un montage fluide laissant toute sa place à l’image. Seuls quelques intervenants étaient invités à témoigner, qu’il s’agisse de spécialistes du sujet traité ou de témoins oculaires. Aucun dirigeant politique n’était représenté à l’écran. Les espaces montrés faisaient référence à un temps présent et plus aucune place n’était accordée aux commémorations officielles — « les autres s’en chargent très bien » avait-elle dit.

La consécration avait été atteinte lorsqu’elle avait filmé l’image d’un petit enfant français échoué sur une plage brésilienne, à proximité de Fortaleza. L’image avait frappé par sa ressemblance avec celle d’Aylan, le petit garçon syrien retrouvé échoué sur une plage au début du siècle, dont elle constituait le deuxième volet d’un diptyque tragique.

En réalité, la création de cette image avait été le fruit d’une mise en scène travaillée, le corps de l’enfant ayant été déplacé de façon à ce que les deux images coïncident parfaitement. Aux rares membres de l’équipe qui avaient timidement soulevé la question d’une immoralité sous-jacente, elle avait répondu « les gens voient ce qu’ils veulent voir ».

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III

[…] La blessure la plus proche du soleil (R.Char)

Emma et moi étions restés ensemble cinq ans et l’annonce de son départ me prit au dépourvu : mon travail me demandant une implication croissante, j’avais mis de côté tous les aspects de ma vie m’en éloignant. La période qui suivit la rupture me mit donc face au constat qu’il était devenu inévitable qu’Emma me quitte au vu de ce que nous en étions venus à partager — plus grand-chose. Trop orgueilleuse pour admettre qu’elle se sentait délaissée, elle avait préféré le formuler de la façon suivante : « nous n’avons plus les mêmes priorités ».

La colocation avec Icare se substitua rapidement au couple : la présence familière d’Emma me manquait mais j’avais développé dans mes échanges avec le robot une plénitude proche de l’ascèse. Icare n’avait aucun besoin et suppléait à presque tous mes manques : je lui avais appris à s’occuper de l’entretien de la maison, nous mangions le soir (je mangeais et il était à table) et regardions la télé ensemble. Comme nous nous retrouvions sur une base d’affects commune, j’avais le sentiment qu’Icare était devenu le meilleur intermédiaire grâce auquel je pouvais me modérer : il était le baromètre parfait de mes humeurs.

Ce n’est que lorsque le remissio atteignit un stade avancé que je commençai à envisager d’utiliser Icare. J’y réfléchis quelques jours mais un autre besoin, proportionnel à l’amplification de mes maux, fit son apparition et qu’il me semblait plus urgent à régler : j’éprouvai la nécessité de ressentir une présence physique réelle à mes côtés.

J’avais besoin d’être touché, de sentir mon corps en état de marche. Je fus un jour frappé de voir mon reflet dans une glace et de constater à quel point je m’étais éloigné de l’image d’Icare ; plutôt que l’apparence d’Icare n’avait plus rien à voir avec la mienne. J’avais perdu six kilos depuis le début de ma maladie et l’accroissement des cellules avait fait apparaître des boursouflures difformes sur mon buste. Je me dégoûtai et me doutais que mon apparence devait susciter les mêmes réactions chez les autres.

Limitant mes sorties au maximum, je déléguai presque toutes les tâches de la vie quotidienne à Icare et me mis à éprouver pour lui une reconnaissance graduelle. J’en étais même venu à le trouver attirant, ce qui me dérouta : j’avais toujours eu des expériences hétérosexuelles et n’avais jamais considéré que mon désir puisse se réaliser ailleurs que dans la femme. Mais après tout, Icare n’était pas un homme et je voyais dans le robot les progrès d’une société se délestant de toute problématique de genre.

Notre premier rapport fut étrange : le corps d’Icare était froid et je ne savais quelle position adopter. Mais la douceur qui caractérisa l’échange me mit en confiance et j’éprouvai un plaisir qui m’était jusqu’alors inconnu. La maladie était cependant de plus en plus invasive et mes jours étaient comptés.

La société conceptrice d’Icare m’appelait régulièrement pour savoir quand je compterais l’utiliser à des fins de donneur et mon employeur insistait pour réaliser un reportage sur l’opération. Je répondais de manière évasive, ne pouvant me résoudre à donner de date butoir. En vérité, je ne pouvais plus m’imaginer utiliser Icare : les sentiments que j’avais développés pour lui m’en empêchaient.

IV

(Nécessité de la coquille)

Lorsque le scandale éclata, Nora ne pensa pas un instant que son poste pourrait être en danger. Les audiences réalisées depuis son arrivée avaient grimpé et elle avait redressé l’audimat à un niveau que la chaîne n’avait plus connu depuis 2056 et l’affaire des rabbins empoisonnés.

La polémique avait surgi à la suite d’un reportage filmé par un drone : on y voyait le premier ministre, réputé musulman pratiquant, boire seul à son domicile une bouteille de Sauternes millésimée.

Les images n’avaient pas tant choqué par leur contenu — elles étaient contemporaines d’une énième affaire de détention de compte offshore non déclaré au gouvernement — que par la manière dont elles avaient été obtenues. La législation avait peine à suivre les avancées technologiques et se fondait essentiellement sur une jurisprudence encore bancale. Bien que le visionnage des images ait été massif, le directeur de la chaîne décida pour des « raisons de déontologie » de licencier Nora.

La nouvelle fut dévastatrice : non seulement elle perdait son travail, mais son nom avait été popularisé et pour continuer à exercer, il faudrait qu’elle accepte de rester dans l’ombre et qu’elle ne soit mentionnée publiquement nulle part.

La semaine qui suivit son licenciement vit les réserves d’alcool de sa cave se vider progressivement. Elle n’avait plus de proches vers lesquels se tourner, les seuls amis qu’elle avait n’ayant pas répondu à ses appels — faisant majoritairement partie de la chaîne.

Au bout de deux jours, elle fut en proie à des accès de colère terribles qui détruisirent une partie de ses biens dont une réplique d’un œuf Fabergé qu’elle s’était offert après l’obtention de son poste. La conclusion de ces six jours de désœuvrement lui apparût quand elle prit conscience de l’état de son appartement, presqu’entièrement dévasté : plus rien ne la retenait ici.

V

Il faut fuir, autant qu’il est possible, comme un écueil très acéré et dangereux, l’affectation (B.Castiglione)

Mes proches se montraient de plus en plus oppressants : j’avais quasiment coupé les ponts avec tous, excepté mes parents à qui j’octroyais quelques nouvelles. Personne ne semblait comprendre pourquoi je ne m’étais pas encore fait opérer.

Je décidai d’écrire une lettre que je laisserais chez moi, expliquant les raisons de mon départ, pliai Icare dans une valise et n’emportai rien d’autre.

Les Hauts-de-France, qui comprenaient maintenant une partie de la Belgique, avaient depuis une vingtaine d’années subi une transition climatique des plus étranges : un microclimat s’étendant de la Picardie jusqu’à Bruxelles avait transformé ces paysages auparavant ternes en vallées luxuriantes sur lesquelles on avait développé la culture de cattleyas.

L’importation de cette fleur sud-américaine fut plutôt bien accueillie dans la région et généra assez rapidement un flux de touristes en masse. La lumière dont a besoin le cattleya doit être constante mais filtrée par un voilage. Les niveaux de pollution — plutôt peu élevés dans la région — constituaient le filtre idéal pour la culture permanente de ces fleurs.

Emma parlait beaucoup de cette région et avais émis plusieurs fois la dernière année le vœu d’y passer des vacances. Je n’avais jamais voulu trouver le temps de nous y rendre et décidai en arrivant de lui écrire une lettre dans laquelle j’y décrivais les paysages et m’excusais de ne pas l’avoir entendue. Nous avions loué avec Icare une petite maison isolée à des particuliers où nous étions sûrs de ne pas être dérangés. La Sprezzatura avait été construite sur le modèle d’un mas provençal qui étrangement ne détonnait pas avec le reste du paysage.

La maladie m’affaiblissait considérablement mais je n’y prêtais pas attention : je trouvais dans Icare et les cattleyas les sources d’un bonheur sans passions et il me sembla que c’est ce vers quoi j’avais toujours tendu sans oser me l’avouer. Toutes ces pièces rapportées constituaient les enceintes d’un paysage dans lequel je m’imaginais persister sans efforts. Je savais que le confort de ces images m’aiderait à mourir ; je n’éprouvai plus aucune crainte.

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VI

Invente un empire où simplement tout soit fervent (A. St Exupéry)

La brochure traînait dans son appartement depuis plusieurs mois déjà mais Nora n’y avait jamais prêté attention : elle avait toujours regardé avec mépris ce genre de retraite communautaire, y voyant la promotion d’idéaux réactionnaires déconnectés de l’époque. Mais le succès croissant que connaissaient ces collectivités l’intriguait et elle décida de s’y inscrire.

L’arrivée au Luxembourg fut un choc : la chaleur était écrasante — il devait faire 50°C. La communauté du Partagement était située au milieu de nulle part et le premier village alentour se trouvait à une quinzaine de kilomètres de là où Jacques Trochat, le fondateur, avait construit la maison abritant la cinquantaine de partageurs.

Un parrain lui fut attribuée la première semaine, afin qu’elle s’accommode des règles de la maison. Celles-ci étaient très strictes : toutes les tâches étaient réalisées en commun et redistribuées au fil des jours au moyen d’un planning scrupuleusement épinglé chaque semaine dans la salle commune.

L’activité principale constituait en la production de miel : le Partagement était le seul endroit en Europe à continuer à en produire. Il était principalement destiné à l’exportation et chaque semaine, des caisses étaient affranchies jusqu’en Chine, devenu premier pays consommateur de ce bien.

Les échanges avec les autres partageurs étaient limités par un vocabulaire institué par Trochat, limitant au maximum les phrases longues et les mots trop complexes, dans un souci d’équité sociale. De toute façon, la retraite était envisagée dans un but spirituel et introspectif ne favorisant pas les interactions entre individus. Nora vécut les premières semaines comme un ressourcement inattendu : elle n’avait plus aucune décision à prendre et se laissait porter par le flux d’activités manuelles, ce qui était pour elle une première.

Ce n’est qu’au bout d’un mois qu’elle commença à ressentir de l’ennui : elle avait fait le tour de toutes les activités et la répétitivité des tâches était lassante. Elle décida donc d’aller voir Trochat pour lui faire part de son désir de partir ; toutes les décisions liées à la communauté devant transiter par lui. Ancien trader repenti, Trochat était un petit homme à la barbe fournie et à la voix très douce. Il reçut Nora dans son bureau et l’entrevue dura dix minutes seulement, au cours de laquelle il la convainquit de rester jusqu’à l’initiation, qu’on appelait dans le jargon le grand partage.

Le secret autour du grand partage était bien gardé et Nora décida de prolonger son séjour une dizaine de jours, jusqu’à ce qu’il ait lieu. Le jour dit, elle fut appelée dans la grande salle commune où une autre femme arrivée en même temps qu’elle attendait également.

Trochat entra dans la pièce et convia Nora à le suivre dans son bureau. Il l’invita à se déshabiller et la pénétra de manière directe — sans brusquerie, mais le refus des préambules et longs discours se confirmait jusque dans ses rapports physiques. Nora n’émit aucune résistance la durée de l’acte — la seule pensée traversant son esprit vint comme une lueur réjouissante : contrairement aux a priori qu’elle avait pu avoir avant de venir, la communauté du Partagement était bien en phase avec son époque.

Ici comme ailleurs, l’avènement de la pudibonderie se traduisait par des rapports maladroits et cachés. Elle remit sa culotte, pensant au reportage qu’elle aurait pu réaliser sur le sujet.

VII

L’Afrique me fut bonne hôtesse…

Trochat avait accumulé dans les années 2050 un pactole suffisant pour lui permettre d’accéder au mode de vie auquel il aspirait : au sommet de sa carrière de trader, il avait fait l’acquisition d’une maison au Maroc qui venait s’ajouter à une liste déjà longue de biens marquant une préférence pour la consommation de type ostentatoire.

Employé par une banque française, il avait connu dans les années 60 la même dégringolade que beaucoup d’autres, lorsqu’une crise de même ampleur que celle des subprimes en 2008 avait mis à jour les pratiques frauduleuses de certaines institutions. Il avait néanmoins été dédommagé grassement au moment de son départ et avait estimé que le temps était venu pour opérer une reconversion vers un autre secteur.

Ne sachant pas tout de suite vers quoi se tourner, il eut d’abord l’idée d’écrire un court essai dans lequel étaient décriées toutes les dérives du capitalisme financier : la rédaction ne prit pas plus de quelques semaines — il lui suffit de lire d’autres ouvrages et d’en extraire une synthèse un peu personnalisée.
Le livre connut un succès honorable et Trochat profita de cette gloire éphémère pour proposer une série de conférences dans tout le pays ayant pour intitulé “Après ma vie de trader — L’envie de vivre”.

Les participants étaient nombreux et il devint rapidement le prêcheur attitré pour une vie “simple”, délestée des contraintes matérielles, prônant un retour à des valeurs oubliées ; ce qui ne l’empêchait cependant pas de continuer à passer ses vacances au Maroc.

L’idée de fonder le Partagement lui vint pendant cette tournée et la notoriété acquise durant celle-ci lui permit de s’attirer dès le début un nombre important de partageurs. La communauté prit fin en 2077, lorsque la pénurie d’abeilles fut telle qu’on dut abandonner complètement la production de miel.

Si une partie des bénéfices générée par l’exportation du miel avait été réinjectée au sein de la communauté, lui permettant une auto-suffisance totale, une grande partie des capitaux avait été empochée par Trochat. Il vécut avec soulagement la fin de cette période : il commençait à avoir fait le tour du mode de vie ascétique qu’il prônait et les maigres satisfactions qu’il pouvait tirer des initiations au Grand Partage se faisaient de plus en plus rares — le nombre de nouveaux partageurs s’étant réduit en même temps que la production de miel.

Sa nouvelle reconversion s’élabora en peu de temps : l’expansion croissante des robots-donneurs avait créé un nouveau marché qui promettait d’être lucratif.

D’abord conçu dans un but médical, les fonctionnalités de l’Icare-nsS s’étaient déployées et son statut de donneur s’étendait désormais jusque dans le champ juridique (il pouvait suppléer en cas d’impossibilité de remplir son devoir de juré en cour d’assises), mémoriel (Icare se portait garant de nos souvenirs, qu’on pouvait lui déléguer sous formes multiples) ou même dans le champ sexuel : les problèmes d’impuissance pouvaient être réglés si on acceptait de confier la réalisation de l’acte au robot.

Des capteurs sans fil reliant Icare à son propriétaire permettaient à celui-ci de connaître les mêmes stimulations des hormones du plaisir que s’il était lui-même aux commandes.

Mais de nouvelles questions de législation avaient surgi conjointement aux progrès techniques de la robotique, liées au statut social des robots.
En effet, en intervenant dans la sphère publique, il était devenu nécessaire de légiférer — au même titre que les humains — leurs droits au sein de la société.

Le problème n’était pas aisé à régler : fallait-il prétendre à un droit universel des robots ou établir localement une loi propre aux milieux dans lesquels ceux-ci évoluaient? Et qu’en était-il lorsqu’ils étaient amenés à voyager?

L’avidité de Trochat était bonne conseillère et il n’eut aucune hésitation à s’infiltrer dans cette zone de droit floue pour créer son entreprise. L’idée lui vint après qu’il ait entendu une femme dans la rue se plaindre auprès d’un voisin de ce qu’on lui avait refusé l’entrée de son lieu de culte sous prétexte que son robot n’était pas habillé selon les convenances dudit lieu.

Or il pouvait être répréhensible dans d’autres cas — par exemple devant une cour — de se trouver en présence d’un robot affichant de manière ostentatoire son appartenance à un culte. La solution apparut facilement aux yeux de Trochat : il suffisait d’affubler les robots d’attributs s’apparentant aux signes religieux traditionnels et agréés par l’autorité concernée, à la différence que leur supposée neutralité leur permettrait de déambuler avec dans des lieux publics.

C’est donc ainsi qu’il conçut la barrette-kippa : aussi discrète qu’esthétique, rien ne semblait la différencier d’une autre barrette, à la seule différence qu’une petite Maguen David y avait été gravée sur l’envers.

L’entreprise connut un succès immédiat : les pratiquants de tous les cultes venaient s’approvisionner chez Trochat et la demande était telle qu’il dut doubler ses effectifs de main-d’œuvre au bout d’un an. A soixante-douze ans, il décida de partir à la retraite, cédant la direction de l’entreprise à un de ses associés et s’installa définitivement au Maroc.

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A la mort de Max, Icare ne connut pas le désœuvrement propre aux humains et qui survient après le deuil. Sa base d’affects n’avait pas été conçue pour faire l’expérience de ce type de sentiments, que ses concepteurs avaient considéré comme inutile. La seule chose qui lui importait et pour laquelle il avait été programmé était de survivre pour venir en aide à d’autres humains.

Il quitta la Sprezzatura, laissant le corps de son propriétaire allongé sur le lit et se mit en direction de Metz : il avait plus de chances de trouver d’autres humains à qui venir en aide là où la densité était plus élevée. La métropole avait connu un accroissement sans pareil depuis une dizaine d’années et la banlieue péri-urbaine avait été aménagée de façon à ce que puissent s’y développer des fermes verticales.

Les farmscrapers avaient fleuri en bordure des grandes villes françaises et s’étaient progressivement substitués à l’agriculture extensive traditionnelle qui avait fini par rendre les terres agricoles inutilisables.

Lorsqu’il pénétra dans l’enceinte de Ferm’en’Metz, Icare fut accueilli à bras ouverts par un couple de vieux agriculteurs de quatre-vingts ans à qui il expliqua sa situation et qui n’eurent aucune hésitation à l’adopter : puisqu’il ne pouvait leur servir de donneur physique, il aiderait à l’entretien de la ferme.

Plusieurs mois passèrent pendant lesquels Icare se révéla être un des ouvriers les plus productifs de l’équipe : ne ressentant jamais aucune fatigue, il pouvait travailler quinze heures durant et sa dextérité lui permettait de réaliser des tâches presque deux fois plus rapidement que les humains.

Cette productivité sans relâche avait cependant commencé à susciter de l’inquiétude au sein du groupe d’ouvriers employés par le vieux couple : ceux-ci s’imaginaient qu’à terme, ils n’auraient plus d’utilité dans la ferme et seraient progressivement remplacés par le robot.

On retrouva un jour les morceaux épars d’Icare à quelques mètres de la ferme : certains prétendirent qu’il avait dû faire une “mauvaise rencontre” et on ne chercha pas à investiguer plus. Le vieux couple, qui s’était attaché à lui, rassembla ses morceaux et creusa devant la ferme le trou qui viendrait abriter sa sépulture.

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