Echo Beach

Minskilara
13 min readFeb 4, 2022

Echappées marines sous xanax

Pour panser ma rupture à l’anglaise, on est partis à Berck.

On est descendus à l’hôtel Regina, on commençait à avoir nos habitudes là-bas, c’était la deuxième fois.
Le Regina c’est un peu un repère de vieux. Ils débarquent dans des cars et prennent le spa d’assaut.

J’imagine qu’ils prennent tous un régime demi-pension, peut-être même pension complète parce que le restaurant est toujours full. En émane une odeur ininterrompue de poisson, suspecte.

On est à deux-cents mètres de la mer mais les restaurants de Berck misent tous sur le surgelé. La dernière fois j’ai pris une assiette de fritures sur la plage, jamais la fraîcheur n’avait semblé être un concept si lointain. Mais tout ça contribue au charme de Berck.
Le désœuvrement des pintes de 10h colle parfaitement à mon état fissuré.

En fin d’aprèm, il n’y a qu’une activité possible : aller voir les phoques. Ils se mettent en banane sur la baie et dorment. Un bras d’eau les sépare de nous, c’est un face-à-face un peu absurde. Est-ce qu’ils nous dévisagent aussi ?

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A. aussi sort d’une rupture. Il y a quelques semaines, il a rencontré une fille sur une appli, enfin ils ont discuté longuement avant de se rencontrer, il s’est fait un film à partir de photos un peu floues et puis il a été déçu. Mais bon, trop tard, à ce stade, il fallait essayer de faire quelque chose de ce début d’histoire. Des considérations physiques auraient semblé mesquines.

Caroline, elle, avait l’air plus accro. Elle devait avoir envie d’y croire sans doute, une dernière histoire avant de quitter Bruxelles pour les îles, qui puisse lui faire reconsidérer son dégoût de la ville. Alors quand A. l’a quittée, quelques jours avant qu’on parte à Berck, elle l’a mal pris.

Un matin au réveil, une notification de trois-cent-cinquante-six messages. Caroline a transféré à A. tous les messages que lui lui avait envoyés. Dans quel but, ça il ne le sait pas. Mais c’est aussi lourd qu’un phoque échoué sur la baie d’Authie. On va au spa, Caroline et ses ruminations peuvent attendre.

Au fond de moi, je me dis que si Joe avait pu me gratifier de trois-cent-cinquante-six messages, j’aurais peut-être été heureuse, à la place de cette rupture non-déclarée.

Ça pue un peu dans le hammam. On est malheureusement contraints d’y rester : la piscine à remous est squattée par une famille et le sauna par des adolescents obèses. On n’est pas là pour nouer des relations. Quand on en a marre on va à la plage. Là, on ne contemple pas, on échange nos téléphones pour aller sur les applis de rencontre de l’autre via son profil. Je n’ai aucun état d’âme quant à faire disparaître les profils d’un mouvement de doigt. Pas de blondes, pas d’habits de trekking, etc.

Peut-être que Caroline et Joe auraient pu se rejoindre sur ce désamour belge, “Bruxelles-la-pas-belle” comme elle l’écrit dans le message 242/356. Depuis qu’on ne se parle plus, Joe s’est métamorphosé en phoque immobile sur sa presqu’île, paralysé de plénitude territoriale. Note à moi-même : ne plus jamais sortir avec un anglais, ou un insulaire.

Le soir, le meilleur endroit pour aller manger, c’est la Grilladine. Comparé à l’offre environnante ils s’en sortent pas mal. Au moins ils réfutent toute utilisation de surgelés et attaquent quiconque prétend le contraire — on le sait, on a lu les critiques en ligne et le patron répond personnellement à chaque attaque de façon véhémente et parfois grossière, ce qui nous pousse inconsciemment à l’auto-censure depuis qu’on s’y rend, par peur de représailles.

Ma jardinière de légumes est assez médiocre alors je lève les yeux pour étudier les tables alentour. Un groupe d’amis qui lève une coupe. Ils doivent avoir la quarantaine, la conversation est centrée sur une femme de la tablée, très grande, très maigre, on le voit malgré le trench qu’elle n’a pas voulu retirer. Ils parlent de son poids, c’est bien elle a remonté la pente même si quelques kilos supplémentaires la tueraient pas. Je replonge dans ma jardinière insipide.

Cette nuit-là on va marcher sur les dunes. Un chien hurle à la mort du balcon d’une maison. Les volets sont fermés, il y a plein de merdes autour de lui, la maison a l’air abandonnée. On s’arrête devant lui, on se dévisage même si je ne suis pas sûre qu’un chien ait un visage, ou qu’il soit circonscrit à l’endroit que je regarde, bref on hésite à appeler la SPA, la police, simplement pour avoir bonne conscience d’y avoir songé, puis on reprend notre marche.
On ne fait que défiler impuissants devant des images, c’est tout.

Il commence à faire nuit et la lumière se fait rare, le sable est froid, mais enfin on commence à se sentir bien, la nuit efface toute responsabilité.

Me viennent en tête les images de la rupture numéro un, dite “celle qui n’en était pas une”. Adulte et cordiale. Lui anglais jusqu’au bout des doigts, incarnation totale de ce qui serait une épochè du sentiment. Je me dis, au bout de cinq ans, j’arrive même pas à lui arracher une larme.

Sur la plage trop occupés à swiper et trop proches de la mer, obligés de se déplacer par à-coups pour pas se faire engloutir. De retour au Regina, on se plante devant la télé. Avec A., ce qui nous fait nous reconnaître l’un à l’autre, c’est notre capacité à nous affaler devant Baba, ce monument français. Bien sûr c’est une pratique qui doit rester circonscrite à la sphère privée, pas question de le mentionner quand on nous interrogera sur nos activités de vacances.

Sur le chemin du retour un mini ptérodactyle nous coupe la route, on s’arrête net, il traverse et on repart : c’est la fin des vacances.

A Bruxelles les efforts mis en place pour me colmater commencent à payer.
Je revois I., une connaissance lointaine, et j’ai très envie de coucher avec lui. Après lui avoir proposé le classique dernier verre chez moi — note à moi-même, pourquoi s’embarrasser de cette politesse ridicule ? — je le plaque de façon autoritaire sur mon canapé. Je me métamorphose en dictateur du cul, imposant rythme et fréquence. Pour la première fois depuis un an, je redeviens un corps sexué. Je mets officiellement fin à une année de disette sexuelle. Les médias auraient donc eu raison — 2021, l’été de la baise ?

Plongée dans L’Odyssée Américaine de Jim Harrison, je m’identifie complètement à son héros, sexagénaire lubrique traînant sa queue dans toute l’Amérique pour oublier sa femme.

Me réapproprier ma sexualité devient une obsession. Les journées passent sur moi, je tapote mollement sur mon ordinateur, feignant le labeur du mieux possible, m’octroyant des pensées lubriques pour m’aider à tenir et d’occasionnelles séances de masturbation en pleine journée pour calmer mes ardeurs. Je ne pense plus à Joe, d’ailleurs je ne pense plus à rien — je suis obsédée.

Je vais dormir chez I. A son chevet, un livre de Marc Bloch sur la féodalité. Rire gras. Serai-je devenue complètement beauf ? “Tu lis ça avant de dormir ?” “Ben oui…”. Ah. Tue-l’amour, moi je ne laisserai par exemple jamais un bouquin de Nietzsche traîner à côté de mon lit, de peur qu’on pense que je comprenne Nietzsche, ou pis que je fasse l’effort d’essayer de le comprendre et que je le montre ostensiblement.

En janvier, Joe m’avait dit, un peu comme ça, au détour d’une conversation normale, enfin de la normalité nouvellement imposée, par écran interposé, qu’il achetait un appartement à Manchester. Qu’attendait-il de moi à ce moment-là ? Que je me réjouisse pour lui, que je le déplore pour nous, sachant très bien que moi, je ne voulais pas revenir vivre en Angleterre ?

I. est distrayant mais trop occupé. Je me remets activement aux applis, de façon méthodique cette fois car je ne veux pas me laisser embarquer dans un tourbillon chronophage. Il faut swiper avec conviction et dès que c’est possible, entamer une conversation suivie.

Malheureusement, les avancées féministes en matière de rencontre amoureuse donnent la main aux filles : elles seules sont en droit de lancer la conversation. Charge mentale supplémentaire dont je me passerai bien, car évidemment une simple salutation ne suffit pas, il faut être belle drôle spirituelle. Le néo-féminisme est rétrograde.

Lorsque je débarque sur le profil de Maxence, il prétend être philanthrope et donner son argent à l’art et à la cause animale. Sur sa photo principale, il regarde d’un air soucieux quelque chose hors-champ, une armée de personnes au second plan regardant la même chose mystérieuse, affublé d’ un costume sur mesure, d’un bleu élégant. Ce mec pue la thune alors je me dis pourquoi pas, à mi-chemin entre vénalité et curiosité.

Le premier date a lieu au musée un jour de fermeture, forcément il veut me faire profiter de ses passe-droits.

Si on a cru un instant que le web mettrait fin à toute velléité d’endogamie sociale, eh bien on s’est trompé. On s’embrasse en sortant du musée, après s’être enfilé une pelletée de Fernand Khnopff. J’imagine que j’ai passé les premiers tests.

Maxence est imbu de lui-même, en même temps il est en droit : à trente-cinq ans, après avoir été trader chez Goldman Sachs puis avoir monté sa propre boîte dans les blockchains, il coule une retraite paisible dans son 200m² à Sainte-Catherine. Une semaine qu’on se côtoie et il veut déjà qu’on aille passer le week-end à Paris, “on ira voir l’expo Hokusai et on dormira au Crillon”.

Je crois vivre en plein dans un roman de Bret Easton Ellis, le name-dropping est une pratique chez lui complètement assimilée, de même que l’irruption de mots anglais dans ses phrases, sorte de Tourette socialement acceptable.

Quand Joe a demandé à ce qu’on se parle après la rupture, j’ai accepté. Je n’avais pas compris que lui n’avait pas compris qu’on n’était plus ensemble, que j’avais rompu. Alors quand j’ai dit que j’étais sur les applis, il l’a mal pris, forcément.
Il n’aurait pas compris que je puisse fréquenter un trader — même brièvement. En fait, il n’a jamais compris que ce qui moi me plaisait dans notre relation, c’était le fait que nous demeurions étrangers l’un à l’autre. C’est fréquent chez les couples dont la langue native n’est pas la même.

La diligence est un bar vraiment miteux à Bruxelles. Pourquoi j’y atterris un soir, je ne sais pas. C’est la fin de soirée, j’ai rien mangé et trop bu, j’ai envie de m’allonger, peut-être que je devrai arrêter de sortir mais en même temps peut-on vraiment guérir en annihilant toute passion, même les mauvaises, je ne sais pas. Je suis avec Anna qui a très envie de danser. Elle a rencontré un mec il y a trois mois, Pedro, et elle a l’air pleine de doutes. Elle ne sait pas ce qu’il veut, est-ce que ça peut concorder avec ce que elle veut, mais d’ailleurs le sait-elle vraiment, alors autant ne fermer aucune porte. Elle me montre un groupe de mecs à La diligence, me dit qu’elle en trouve un mignon dans le lot.

Qu’à cela ne tienne, mon corps semi-chancelant mais décidé se dirige vers le mec en question. “Ma copine te trouve mignon” je lui dis. “Tu peux venir lui parler s’il te plaît ?”. La Stasi viendrait toquer à votre porte qu’on ne verrait pas de différence. Mais le mec bonne pâte me fait signe que oui. Je vais fumer une clope triomphante dehors. Quand je reviens à l’intérieur, le mec est en train de parler à Anna. Aurais-je signé le début d’une grande histoire d’amour. Le mec lui susurre des trucs à l’oreille quand elle m’attrape du regard et me mime silencieusement C’ETAIT PAS LE BON.

Le sexe avec Maxence est terriblement mauvais. Ce mec ne peut qu’être dans un rapport basique de relation de pouvoir, eu égard sa masse phénoménale d’argent, alors le sexe se résume en un rapport de domination clairement établi. Je tente un soir de créer un effet de surprise en pratiquant une fellation enthousiaste et déterminée jusqu’au point culminant — il termine en pleurs. Moi qui semblais si tamed — j’emprunte ce que j’imagine pourrait être son vocabulaire — j’ai bien caché mon jeu et le voilà tout chamboulé.

Quelques jours plus tard, je sors de ma première séance chez le psy. Soixante euros somme toute dépensés inutilement, pour m’entendre dire rapport à mes problèmes d’insomnie que je devrais boire des tisanes avant de dormir — passiflore et camomille, les mamelles de Morphée. Il faudrait aussi que je me freine sur l’alcool, en fait que je mène une vie d’ascète, ce qui me semble un conseil complètement con.

Je marche jusqu’à chez moi, un peu plus légère qu’à l’aller (le sentiment du devoir accompli) lorsque je vois sur le trottoir d’en face Maxence, tenant affectueusement une fille par la taille. Ma porte de sortie est tout trouvé. J’envoie un message pour clore l’idylle. Il semble vexé, franchement c’est moi qui devrais l’être après avoir mis trop d’ardeur dans cette dernière fellation.

Je me mets à passer un peu plus de temps chez moi. J’ai pas encore rencontré ma voisine de palier mais je l’entends, et semble se mettre en place un étrange parallèle : tous les dimanches soirs, je l’entends passer un coup de fil en anglais qui dure plusieurs heures. Je me dis qu’elle doit être dans exactement la même situation que moi, ou peut-être que je suis en train de jouer un mauvais remake du Locataire de Polanski.

Je me mets à scruter chaque conversation pour voir si je peux établir d’autres parallèles, en vain. Dans ces moments de doute, je dois me répéter que la vie est un songe et les songes rien que des songes, même si mon cœur est bien fissuré lui.

Avec A. on décide de repartir. Il faudrait que jamais l’été ne se termine. On sait que l’éloignement géographique nous guérit tous les deux de la lourdeur du présent, sans rien régler en profondeur : qu’importe.
Cette fois-ci ce sera Deauville : une destination nettement plus bourgeoise que la précédente, là où l’étendue du ciel concorde avec la prose proustienne ou flaubertienne pour nous trop étrangère et donc exotique. La plage est trop longue, les cieux trop beaux, les cabines si bien rangées : c’est parfait.

Entre temps, j’ai fait une autre rencontre à Bruxelles, rencontre qui me permet d’atterrir dans une soirée où je ne connais personne. J’ai deux Duvel dans le sang quand je m’y rends (17h), car il faut bien se rendre à l’évidence : se retrouver à une soirée avec des inconnus est source d’angoisse. On est samedi soir et les gens ne parlent que de boulot : j’ai envie de me pendre. Le temps d’une fraction de seconde, je me mets à regretter l’Angleterre, contrée où la socialisation n’est envisageable que grâce à l’alcool et non l’inverse, et où toute prise au sérieux un samedi soir est prohibée. Au bout d’une heure trente et un nombre de verres non comptabilisé, je fais une sortie remarquée en direction des toilettes en maugréant qu’on aurait pu me prévenir que ce serait une soirée d’adultes chiants. A minuit je ne tiens plus debout et suis définitivement dégoûtée des trentenaires.

La véritable tristesse advient quand les souvenirs affluent sans déclencheur particulier. Même pas besoin de madeleines, je suis à moi-même un propre réservoir de fatigue.

En arrivant à Deauville la roue semble avoir tourné. Je n’ai qu’à baisser les yeux sur le trottoir pour trouver trois billets de dix euros, ou les normands font des déchets gras ou la chance est enfin de mon côté. Une main dans un parcmètre et c’est cinq euros oubliés qui en sortent, je ne me sens plus.
Pour parfaire ma régression latente d’adulte vers enfant, je décide de me nourrir pendant le séjour exclusivement de bonbons.

Couille de mammouth en main, j’arpente avec A. les rues de Trouville. On marche comme dans un conte : les rues sont bordées de pommiers, la Normandie recèle de cadeaux. On saisit des pommes d’un arbre qu’on commence à manger sur le port.

La scène est presqu’idyllique, jusqu’à ce que des mouettes curieuses se mettent à voleter de plus en plus près de nous. Est-ce ma trop grande appétence pour les films d’horreur ? Je prends peur et balance ma pomme quelques mètres devant. Une nuée de mouettes se jette dessus et se met à la déchiqueter. La guerre est ouverte puisque A. qui a lui toujours sa pomme en main, voit foncer sur lui une mouette qui la lui arrache. On reste plantés là, sous le choc.

Caroline a envoyé un mail. On sait que c’est mauvais signe quand on reçoit un mail sans objet. Le service de messagerie demande toujours “êtes-vous bien sûr de ne pas vouloir pas mettre d’objet ?”, alors ne pas en mettre c’est dire à l’autre, tu ne mérites même pas d’avoir un aperçu du contenu que je vais te donner à lire, tu es une telle merde que je ne veux pas prendre le temps de synthétiser pour toi ma pensée.

Le pauvre a peur de ce qui l’attend, je lis donc en premier. Le style est franchement bon, c’est important de dénoter les qualités littéraires déjà. Le reste est moins réjouissant. “Tu es à l’image de ton immeuble : belle façade, intérieur dysfonctionnel”. “Quand tu as ouvert la porte, tu ne m’as pas plu”.

J’ai des doutes quant à la portée thérapeutique de l’écriture de ce message. On espère au moins que ce sera le dernier, maintenant qu’elle a quitté Bruxelles-la-pas-belle.

Le matin je vais faire un footing sur la plage. Cela donne l’impression de donner un sens à la journée, une direction. J’ai arrêté de fumer il y a un mois, une décision que je ne m’explique toujours pas, la cigarette ayant été un des plus grands plaisirs de ma vie. Maintenant, je vapote et tout, du vocabulaire à la gestuelle, semble paré d’un ridicule que jamais ne connaîtra la cigarette.

Comme mon souffle n’est pas encore revenu à ses pleines capacités, je fais souvent des pauses pendant le footing. Cette fois, je me fais arrêter par une dame qui me demande si je peux l’aider avec son téléphone. Le pauvre n’arrive plus à passer d’appels. Un rapide coup d’œil et je désactive le mode avion qui malencontreusement activé rendait effectivement le téléphone inutilisable. Elle me remercie avec emphase, je me sens regonflée.

La voilà, la bonne action qui me libérerait momentanément du poids de mes fantômes — fallait-il y voir un signe métaphysique, une injonction divine pour que moi aussi je désactive le mode avion de ma vie, que je m’autorise à sortir de veille ?! Au moment de partir, la vieille me regarde et me dit “vous êtes belle, vous êtes très belle”, c’en est trop pour mon ego qui se remet à trottiner sur le pavé deauvillais, prêt à affronter n’importe quoi.

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