Sismographie du doute

Minskilara
11 min readMar 13, 2021

Une histoire de détestation rétroactive en Sicile

En sortant de l’aéroport de Catane, le premier réflexe d’Hector avait été de se commander un Uber. Il avait ostensiblement nié la file de taxis homologués qui se trouvait à l’entrée pour se poster un peu plus loin : trop chers, attrape-touristes ; les raisons étaient suffisamment nombreuses pour l’avoir poussé avec le temps à adopter les services alternatifs que proposait l’économie collaborative.

Quatre minutes plus tard, il embarquait dans une Ferrari Spider grise dont la capote n’avait mis que quelques secondes à s’escamoter — premier aperçu de l’esbroufe à la sicilienne, s’était-il dit. Le trajet jusqu’au centre fut rapide ; la conduite du chauffeur était fluide et le type n’était pas causant, ce qui convenait à Hector, fatigué par le trajet en avion.

La chaleur était conforme aux normes de saison : on était en plein été et les pharmacies indiquaient une moyenne de 32–34°C. Hector avait d’abord voulu se rendre au cabinet avant de déposer ses affaires et de s’installer. Celui-ci était situé non loin de la place de l’Université et accueillait un ostéopathe et un médecin généraliste, en plus de lui. Ricardo, l’ostéopathe, était un ami proche d’Antonio, le cousin d’Hector grâce auquel celui-ci avait pu obtenir le poste. Ricardo devait être un peu plus âgé qu’Hector — la naissance d’une brioche dans le bas de l’abdomen et propre à l’entrée avancée dans la quarantaine, malgré un visage juvénile, l’avait conduit à cette supposition. Cette bonhomie apparente avait inspiré à Hector un sentiment positif à son égard.

L’ancien kiné du cabinet était parti s’installer en Grèce : la pénurie de postes sur place lui promettait un salaire encore plus juteux qu’en Sicile. Antonio avait immédiatement recommandé son cousin pour le poste, assurant une transition paisible. Hector n’avait même pas eu à chercher d’appartement : son prédécesseur lui laissait les clés du sien, situé idéalement à quelques mètres du cabinet.

Ricardo donna à Hector un bref tour du cabinet : l’endroit n’était pas caractérisé par sa modernité — les murs auraient mérité un coup de peinture et la salle d’attente, avec son unique banquette rouge en demi-cercle, donnait à la pièce des allures de confessionnal. Le cabinet demeurait cependant agréable : on y sentait la chaleur du service de proximité ce qui, selon Hector, était un atout indéniable à la bonne pratique de sa fonction.

Fatigué du voyage, il demanda à Ricardo de lui montrer où se situait l’appartement. C’était en réalité un studio d’environ 40m², fonctionnel mis à part la kitchenette, beaucoup trop petite pour espérer se cuisiner autre chose que des pâtes. Peu importe, avait pensé Hector, ce serait une contrainte profitable — obligé d’aller à la rencontre de la ville.

Il n’avait avec lui que deux valises : l’emménagement fut promptement exécuté. Alors qu’il les rangeait au-dessus de la penderie, une photo s’échappa de l’une d’elles, le confrontant au teint pâle et au sourire timide d’Anna. Il resta pris de court quelques secondes : c’était moins l’évocation d’un souvenir douloureux que son apparition involontaire qui l’avait saisi. Il se demanda de quand datait cette photo qui avait manifestement été prise avec un appareil jetable. Il retourna la carte : 2000 ou 2003, ce n’était pas très clair. Leur unique voyage en Angleterre — à l’époque où les frontières étaient encore à peu près poreuses. Il jeta la photo à la poubelle et sortit du studio.

En 1963, Catane avait subi le tremblement de terre le plus dévastateur de son histoire. La ville avait été entièrement reconstruite au même endroit selon un nouveau plan d’aménagement. Plusieurs bâtiments avaient été réédifiés dans le style du baroque sicilien ce qui n’entachait étrangement pas à l’atmosphère authentique que dégageait la ville. De toute façon, s’était dit Hector, l’authenticité n’avait plus grand-chose à voir avec le véritable — fait avéré selon lui dans de nombreux domaines.

L’église de San Placido n’avait pas échappé au séisme, et pourtant quand Hector y était entré, il avait été surpris par l’apparente profondeur de temps qui semblait en émaner — peut-être était-ce le propre des lieux sacrés. Baptisé à la naissance, il n’avait jamais été un chrétien pratiquant, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer visiter les églises. L’ambiance de San Placido lui rappelait Anna ; cette analogie incongrue ne le surprenait même pas, elle que les églises laissaient indifférente.

Pour Hector, la conception d’une pensée vagabonde, menant son propre chemin, était une idée dérisoire — il avait appris à reconnaître la téléologie propre à chaque objet de sa projection et elle était partout. La rupture amoureuse était la consécration du mouvement téléologique (« je savais que ça allait arriver », « ça ne pouvait pas se passer autrement ») de même chaque objet rappelant l’être perdu justifiait sa nature dans la finalité que le regard de l’être encore amoureux voulait bien lui conférer. Il aurait pu s’agir d’un cheval, d’une fromagerie, d’un regard furtif dans une rue, d’un tablier de serveur : en cherchant bien, Hector savait qu’il pourrait trouver des survivances partout.

San Placido et Anna, c’était la même majesté minutieusement reconstituée pour tenter d’effacer l’artifice au maximum, la promesse de susciter les passions sans jamais y participer.

Ce qui me réconforte, c’est d’avoir l’avenant. Si je suis dans le don et que je ne perçois pas de contrepartie, cela me rend évidemment triste. Mais je me sens confortée dans mon bon droit : j’ai réalisé ma part, de la même façon qu’on exécute sa partie du contrat ou qu’on pense à souhaiter l’anniversaire d’un proche. Tout est toujours envisagé par la focale de ce que j’imagine être l’accomplissement de l’amour : sa décadence progressive.

L’amour est mon christianisme : les actes que je commets à son égard aujourd’hui sont envisagés dans le jugement de l’entreprise inévitable de déliquescence qui en résultera.

L’ouverture fortuite d’un carnet à spirales gris, de ceux qu’on transporte facilement avec soi, et la lecture compulsive et coupable de ce qui n’était visiblement pas destiné à son regard — il était là, le motif de rupture.

Le sexe n’a qu’une valeur indicielle. Le raccourci le plus courant est d’accorder des valeurs métonymiques au sexe et à l’amour par vases communicants. Or le sexe ne peut servir à lui seul de valeur référente : il est au mieux l’indice de quelque chose — c’est un symptôme.

Il y avait impossibilité de concilier la connaissance sensible qu’il avait d’Anna et son extension intellectuelle, précieusement mise en œuvre dans ce carnet. Il avait bien tenté de se raisonner : sans doute ne le pense-t-elle pas réellement, écrire c’est exacerber, etc.

Etre habilité à se sentir au centre de sa propre existence est un sentiment qui relève d’une construction. Ou plutôt, c’est une lutte quotidienne. La vie est un motif d’aliénations diverses et plus ou moins subies : le travail, les relations, le couple. Ces extensions qui constituent le tissu de notre existence ont un statut ambivalent et tendent dans des mouvements disjoints à nous rapprocher ou à nous éloigner de nous-même.

Le couple en est sans doute l’étendard le plus complexe. Quelle part d’oubli sommes-nous prêts à engager en vue de l’autre ou d’une entité imaginaire ? Il est parfois étrange de s’arrêter quelques instants pour se tenir à l’extérieur du cadre et de s’apercevoir qu’on est devenu le personnage secondaire de sa propre vie.

Et finalement une conclusion en deux points, sans ouverture : ce qu’il avait lu l’obligeait à requalifier de manière rétroactive le vécu de la relation — c’était trop douloureux ; c’est par le langage que l’autre s’altère certainement le plus.

Hector et Ricardo avaient pris l’habitude, environ deux fois par semaine, d’aller chercher un repas commandé sur Menu successivo et de le manger chez Hector. Ce service de restauration entre particuliers leur convenait parfaitement : le choix des menus était pléthorique et l’accueil y était toujours convivial.

Mais depuis quelques temps, devant l’abondance d’offres liées à l’économie collaborative, la mafia locale s’était vue étendre l’imposition du pizzo à ce champ d’activités échappant encore à toute juridiction. Les particuliers étaient maintenant de plus en plus réticents à intégrer ce secteur pour éviter de devoir être redevable une fois de plus à l’organisation du crime.

La multiplication de ces services de proximité n’arrivait cependant pas à assainir la solitude d’Hector. Le problème demeurait constant ; Anna apparaissait partout : dans les images mentales élaborées plus ou moins consciemment, mais également lorsqu’il ouvrait par hasard un fichier ou qu’il retombait sur une photo d’elle dans son portable. Il avait eu beau supprimer, faire le tri, les images ne cessaient de revenir.

Hector avait même eu recours à des applications de rencontres mais l’aspect spectral des corps et des échanges l’avait rapidement rebuté — trop vieux pour le 2.0, s’était-il dit. Il y avait pourtant des filles pas mal dans le lot, le choix ne manquait pas. Un soir d’août, il avait craqué et contacté une jeune asiatique qui se situait apparemment à quelques mètres de chez lui. Les échanges préalables à la rencontre avaient permis de rendre claires les attentes de chacun — ils n’étaient tous les deux pas à la recherche d’affects.

Le sexe avait été très moyen et la jeune femme avait demandé à Hector, avant de partir, de la prendre en photo avec une feuille blanche qu’elle avait pressée sur son ventre et qui le masquait entièrement, laissant supposer selon des critères plastiques qu’elle avait adoptés, des proportions enviables. La voilà, l’ablution contemporaine, avait pensé Hector.

Les aspirations littéraires d’Anna n’avaient trouvé jusqu’à maintenant que peu d’écho : elle avait toujours tenu à préserver des moments dédiés à l’écriture en parallèle de son métier de géologue sans jamais oser s’y consacrer entièrement. Quand Hector avait digéré la lecture du carnet gris, il s’était avoué avec difficulté que son style n’était pas mauvais. Elle arriverait tôt ou tard à se faire une place parmi les gloseurs cyniques — c’était tout le mal qu’il lui souhaitait.

Les mois passaient et un quotidien avait commencé à se constituer, ce qui l’avait amené à réduire l’enceinte de probabilités qu’il fasse des rencontres. L’emprise de la mafia locale était de plus en plus grimpante et la répression silencieuse grâce à laquelle elle opérait agissait de manière croissante comme un frein chez les catanais manifestant le début d’un désir d’initiative.

En octobre, un scandale politique eut des répercussions presque instantanées sur la ville ; l’affaire concernait le financement d’emplois fictifs par la mairie de vingt salariés du parti socialiste et dévoilé par un groupe de journalistes indépendants. Le maire fut contraint de démissionner et la mafia profita de ce moment d’inattention pour augmenter encore la valeur du pizzo.

Le climat devenait de plus en plus difficile : les gens n’osaient plus sortir de chez eux, chaque activité étant potentiellement imposable. L’offre de Menu successivo ayant diminué de moitié en un mois, Hector et Ricardo se mirent à cuisiner chez eux. Catane était presque devenue une ville morte : le soir, la ville se dépeuplait presqu’entièrement à tel point qu’on aurait pu croire qu’un couvre-feu avait été instauré.

En novembre, une jeune fille se présenta au cabinet : elle cherchait un stage de formation, était en 3ème année et s’appelait Sofia. Malgré le peu de temps qu’il pourrait lui accorder au vu du nombre croissant de clients, Hector accepta de la prendre. Leurs rapports étaient strictement professionnels — la jeune fille était très discrète sur sa vie privée — et lorsqu’elle tenta d’embrasser Hector un soir après le travail, environ deux mois après son entrée au cabinet, il fut d’autant plus surpris qu’elle n’avait jamais semblé manifester d’attirance particulière envers lui.

Elle ne déplaisait pas complètement à Hector et il était flatteur de se faire courtiser par une fille si jeune. Il refusa ses avances au début — ça avait l’air de l’exciter encore plus. Lorsqu’il l’invita pour la première fois chez lui après le travail, il lui exposa clairement la situation : personne ne devait être au courant et il ne cherchait rien de sérieux. Sofia avait acquiescé et ils avaient couché ensemble.

La situation se reproduisit une fois, puis deux par semaine. Hector avait d’abord volontairement emprunté une attitude distante : il ne fallait pas qu’elle espère le moindre fléchissement de sa part. Les jeunes filles de cet âge pouvaient être dangereuses ; un signe de tendresse et vous étiez foutu.

Mais Sofia ne semblait être intéressée que dans l’entreprise qui la guidait vers son propre désir. Elle n’envisageait aucune construction ailleurs que dans le sexe. Assez rapidement, elle instaura un système de jeux de rôle qui lui faisait toujours adopter la même posture. Les jeux n’impliquaient aucun déguisement et ne s’embarrassaient d’aucun artifice : elle demandait simplement à Hector d’imaginer des situations dans lesquelles il devait trouver une manière de la dominer. La requête était surprenante mais il se prit rapidement au jeu.

Les mois passaient — Hector se satisfaisait de la routine qu’il avait mise au point. Il ne fréquentait presque plus Ricardo en dehors du cabinet et se contentait de la relation qu’il entretenait avec Sofia. Il avait peur que la jeune fille se lasse et cela lui convenait ; il était dans l’obligation d’élaborer à chaque rencontre de nouvelles possibilités de jeux. La sexualité était devenue un enjeu à part et c’était une nouveauté pour lui.

Anna était de plus en plus loin mais il sentait que Sofia n’était qu’un substitut provisoire à la morosité ambiante de Catane. Un jour qu’il était parti se promener vers le port, il se surprit à détourner le regard d’un convoi de corps qui venaient apparemment d’être rapatriés sur l’île. Les paroles de son père lui étaient revenues en tête : mène ta vie de la façon la plus particulière possible, n’endosse pas de grandes causes : tu auras plus d’impact que tu ne le penses. Les ficelles auraient été trop grosses pour lui permettre de rectifier sa lâcheté en posture — il préféra s’éloigner.

En faisant ses bagages, Hector était retombé sur une photo, de lui cette fois. Prise il y avait une quinzaine d’années, à l’époque où il portait encore la barbe. Il fut saisi d’un sentiment d’étrangeté, se demandant s’il avait tant changé que cela. Il lui semblait pire de ne pas se voir vieillir que de vieillir — tout court. Son avion partait dans trois heures — aller simple pour Tirana. Il n’avait pas dit au revoir à Sofia — de toute façon il supposait qu’elle s’en foutait.

Leur relation était arrivée à terme sans qu’ils ne s’en aperçoivent vraiment : a posteriori, Hector avait compris que la marge que laissait leur relation à son désir était excessivement étroite. Sa posture, dans les jeux qu’ils pratiquaient, le contraignait à un contrôle persistant alors qu’elle pouvait s’en remettre à un abandon quasi-total. Sans possibilité d’intervertir les rôles et dans l’imminence d’un désir qui n’attendait que de se tarir, il s’était décidé à partir.

Il avait tenu à faire un dernier tour à Sainte Agathe, la cathédrale emblématique de la ville. On attribuait à la sainte un nombre important de miracles ayant permis à la ville d’échapper, entre autres, à des coulées de lave destructrices, des raz-de-marée ou des épidémies de peste.

Hector traversa la nef et s’arrêta à la croisée du transept, pris d’une sensation étrange : peut-être était-il en train de faire l’expérience de la force de résilience de Catane ? Il eut un rire bref qui vint briser la solennité du lieu. Dans le taxi l’amenant à l’aéroport lui revint en mémoire une des devises de la ville. Il pensa aux fantômes qui l’avaient accompagné pendant son séjour et à ceux qui le suivraient maintenant. Fallait-il qu’il eût subi lui aussi une série de dommages pour espérer une refonte de sa personne? Le taxi dépassa les portes de la ville : je renais meilleure de mes cendres pouvait-on lire sur l’une d’elles.

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